A l’honneur: Madeleine Scott-Spencer, Artiste principale de concept

Le travail d’un artiste conceptuel fait partie des premières étapes essentielles du processus de production d’effets visuels. Nous avons rencontré Madeleine Scott-Spencer, artiste de concept chez Cinesite, devenue maître Jedi du ZBrush et instructrice au collège Gnomon, qui nous parle de son cheminement de carrière et des éléments nécessaires pour élaborer une vision commune sur laquelle tous pourront se rallier.

QUEL EST LE RÔLE D’UN ARTISTE DE CONCEPT?
L’artiste conceptuel est là pour aider à interpréter la vision artistique du réalisateur, du superviseur en effets visuels ou du directeur artistique. Le processus conceptuel peut servir de guide ou élaborer des idées visuelles pour tout, des extensions de décor aux créatures et à l’anatomie. En créant des concepts et en visualisant des approches, le processus mental général est réduit et peaufiné pour amener chaque intervenant à avoir une image plus précise et finale de ce qu’on veut voir à l’écran.

ÉTIEZ-VOUS INTÉRESSÉE PAR L’ART DÈS VOTRE JENE ÂGE?
J’ai passé presque toute mon enfance dans un studio d’art improvisé dans le sous-sol de mes parents. J’ai commencé à modeler et à sculpter vers l’âge de huit ou neuf ans, faisant même un squelette humain au complet avec du carton. Dans un cours d’arts plastiques à l’école primaire, plutôt que de fabriquer un bol, j’ai créé une créature démoniaque que ma mère a gardée.
Il y a quelque chose de très valorisant et de primitif à façonner le monde qui vous entoure en quelque chose de nouveau ou sorti de votre imagination. Je suppose que cela s’inscrit au plus profond de certaines personnes; chez moi, cette excentricité s’est développée depuis mon plus jeune âge. Même si à ce moment-là j’utilisais des supports traditionnels, j’aime toujours la propriété tactile de la peinture ou créer des objets avec mes mains. Encore aujourd’hui, quand je crée numériquement sur un écran, j’éprouve toujours ce même sentiment de satisfaction, comme quand je faisais du moulage ou que je fabriquais quelque chose.

À QUEL MOMENT VOTRE PASSION POUR LA SCULPTURE TRADITIONNELLE S’EST-ELLE TRANSPOSÉE VERS LE MONDE NUMÉRIQUE?
Enfant, je n’avais pas vraiment d’intérêt pour les ordinateurs. J’ai hérité du vieux Commodore 64 que mon frère ne voulait plus, mais créer des projets artistiques par ordinateur ne me disait rien. À l’école, j’ai suivi des cours d’animation en volume. Durant cette même période, j’ai suivi mon premier cours sur Maya, mais je sentais que l’interface entre l’informatique et l’humain n’était pas intuitive et ça ne me plaisait pas vraiment; ZBrush a changé tout ça. Quand j’ai commencé à utiliser ZBrush, pour la première fois, j’ai eu l’impression de contrôler une matière qui ressemblait à de l’argile.

QUAND AVEZ-VOUS COMMENCÉ À UTILISER ZBRUSH?
Vers 2002, c’était relativement nouveau, j’utilisais la version 1.5. L’idée de travailler de cette manière sculpturale et directe était révolutionnaire. J’ai présenté le flux de travail ZBrush à un professeur de mon université et il était sceptique sur les résultats auxquels on pouvait s’attendre de cet outil. Dès cet instant, tout a changé. J’ai tellement voulu comprendre l’outil que j’ai fini par l’étudier de manière intensive; j’ai même monté un dossier pour les concepteurs, Pixologic. J’ai aussi publié des DVD éducatifs et j’écris encore aujourd’hui des livres sur l’utilisation de ZBrush, c’en est même devenu une deuxième carrière. Je dois dire qu’à mes débuts, j’étais complètement autodidacte, les formations ou les vidéos sur YouTube n’existaient pas.

PARLEZ-NOUS DE VOTRE CHEMINEMENT DE CARRIÈRE ET CE QUI VOUS A MENÉ DANS LE MONDE DES EFFETS VISUELS.
J’ai travaillé quelques années en tant que sculptrice et peintre traditionnelle dans le secteur du divertissement. Une fois diplômée de l’université, j’ai commencé à former d’autres artistes sur l’utilisation de ZBrush.
J’avais toujours été une admiratrice des studios Gentle Giant, après avoir vu leurs publicités dans Cinefex; j’ai vraiment aimé leur travail. Il représentait un équilibre entre la sculpture traditionnelle et la création numérique. Ils étaient déjà un fournisseur de services de sculpture et de numérisation, mais ils souhaitaient mettre sur pied un service d’arts numériques pour se rapprocher des industries du cinéma et des jeux. Je me suis envolée vers Los Angeles, j’ai eu une bonne entrevue et j’ai fini par travailler pour eux en tant que directrice artistique pendant trois ans, en gérant une équipe d’artistes. On avait fourni le développement du look, les atouts, les textures et les modèles, l’ensemble complet pour jeux vidéo, films et pitch books. J’ai été la première à créer une figurine articulée commercialisable en utilisant ZBrush – un Grindylow pour Harry Potter et la Coupe de feu; c’est maintenant devenu le logiciel standard pour la création d’objets de collection.
Après ça, je suis devenue artiste résidente chez AnatomyTools.com, j’y ai développé du matériel pédagogique sur l’anatomie pour les artistes. Dans ce cadre, j’ai participé à environ 50 heures de recherches en laboratoire sur des cadavres.
Ensuite, j’ai passé sept ans chez Weta Workshop et Weta Digital, où j’ai créé des concepts et des assets pour des films comme Peter et Elliott le dragon, Le bon gros géant et La montée de la planète des singes.
De là, je suis allée chez DNEG, où j’ai créé des créatures pour Rives du Pacifique : La révolte, L’enfant qui voulut être roi et d’autres films, tout en encadrant certains des artistes les plus débutants.

À QUEL POINT LES IDÉES QU’ON VOUS PROPOSE SONT-ELLES ABSTRAITES?
Chez Weta, c’était devenu une vraie farce. À chaque script, quand on arrivait à la page sur les créatures, ça disait quelque chose comme « Puis, ils sont arrivés au tournant et ont vu un monstre comme jamais ils n’en avaient vu auparavant! » Cela dit, on avait souvent des briefs excellents, créatifs, mais qui laissaient place à l’imagination. J’ai vraiment été heureuse d’avoir l’occasion de parler avec les clients et d’apprendre à déchiffrer directement leur vocabulaire visuel. En parlant avec eux, vous saisissez mieux ce qui les fait réagir ou ce qu’ils veulent voir, alors vous pouvez leur présenter une variété d’approches plus ciblées. Le processus vous permet de déterminer le vocabulaire visuel de chaque épisode.
Certains réalisateurs sont incroyablement précis en donnant des exemples d’artistes ou de photographes spécifiques pour que vous puissiez vous faire une image très claire de ce qu’ils veulent.
J’ai vraiment aimé travailler avec Guillermo Del Toro sur la trilogie Le Hobbit; son vocabulaire visuel était d’une clarté exceptionnelle. Il pouvait décrire exactement ce qu’il aimait d’une chose ou ce qu’il cherchait. J’ai travaillé avec lui à la conception du look de Orcs et au développement de la culture orc.
Idéalement, je m’implique le plus tôt possible dans le processus. Parfois, je travaille seule avec le réalisateur et d’autres fois le directeur artistique du studio se joint à nous. Parfois, aussi, je prends part à la création de pitch books pour aider les producteurs à obtenir le financement de leur projet. Certaines fois, ces productions peuvent prendre beaucoup de temps à se matérialiser, c’est pourquoi il est tellement agréable de les voir sortir à l’écran et de savoir qu’on a aidé à la concrétisation des projets à un stade aussi précoce.

LA CONNAISSANCE DE L’ANATOMIE EST-ELLE IMPORTANTE DANS VOTRE TRAVAIL? SI OUI, DANS QUELLE MESURE?
C’est extrêmement important. Vous avez besoin de ces jalons dans la réalité physiologique. J’enseigne deux ou trois fois par semaine pour le compte de Gnomon. Les gens reconnaissent instinctivement la véracité des formes, des corps et des visages qui les entourent et, sans cela, toute créature que vous créerez sonnera faux, elle manquera de vie. Vous avez besoin du réalisme anatomique, les formes ne sont qu’une pièce du casse-tête.
J’ai étudié la sculpture figurative réaliste classique plus tôt dans ma carrière en sculptant à partir de modèles vivants à l’Académie des beaux-arts de Florence. Cette formation était moins axée sur l’anatomie comme telle que sur le tracé des contours, la découverte d’une silhouette, la travailler de l’extérieur vers l’intérieur, raffiner les contours en formes. La question se posait : « Est-ce que j’étais en train de sculpter l’anatomie ou de développer un caractère artistique? » Il y a un contraste énorme entre les deux approches, ce qui était très intéressant pour moi, mais pour le type de créatures et de personnages que je crée, l’approche anatomique est absolument la meilleure.

POURQUOI ENSEIGNEZ-VOUS?
Ma mère est enseignante, c’est donc une histoire de gènes; j’adore partager des connaissances et de l’information. Le savoir comporte deux niveaux : si vous comprenez une notion et que vous pouvez l’expliquer à une autre personne, c’est que vous avez atteint le deuxième niveau de compréhension. J’apprends moi-même davantage quand j’enseigne à quelqu’un d’autre. J’enseigne depuis 16 ans maintenant et certains de mes premiers élèves ont accompli de grandes choses. J’adore les voir devenir directeurs artistiques et progresser dans leur propre carrière, c’est très gratifiant pour moi. En plus de ça, les gens me disent que les apprentissages que je leur ai transmis les ont aidés à arriver là où ils voulaient être.

QUEL GENRE DE SCULPTURE PRÉFÉREZ-VOUS : TRADITIONNELLE OU NUMÉRIQUE?
Je continue toujours de faire de la sculpture et de la peinture traditionnelles. J’aime peindre à l’huile et à l’acrylique, je travaille avec de la gouache en ce moment. Je sculpte aussi avec de la pâte polymère, qui est plus propre que toute autre matière, mais j’aime tous les supports sculpturaux. Même si les méthodes numériques sont plus efficaces, j’ai toujours cette notion romantique d’odeur, de toucher et de sensations quand je travaille avec du matériel physique.

OÙ TROUVEZ-VOUS VOTRE INSPIRATION?
J’aime les peintres symbolistes du 19e siècle et du début du 20e, comme Aubrey Beardsley et Carlos Schwabe, et les artistes et illustrateurs d’horreur contemporains comme Bernie Wrightson. Je m’inspire de bandes dessinées des années 1950 et 1970, j’adore aussi les Contes de la crypte et les magazines d’horreur, alors je suppose que mes goûts et mes influences couvrent tous les besoins de base, de la culture classique à la culture populaire!

SELON VOUS, QUELLE EST VOTRE PLUS GRANDE FORCE EN TANT QU’ARTISTE DE CONCEPT?
Ma capacité à communiquer et à écouter. Cette compétence peut être souvent négligée, mais elle est essentielle au travail que je fais. En définitive, pour interpréter le brief artistique d’un individu ou d’un groupe, il faut écouter et s’imprégner de tout. Tout passe par l’écoute et la communication visuelle.

QU’EST-CE QUI VOUS PASSIONNE DANS VOTRE TRAVAIL?
Chaque fois que je fais quelque chose, je veux que ce soit encore mieux fait que la dernière fois. C’est commun à beaucoup d’artistes, mais peut-être que certains ne l’admettent pas. Il y a cette recherche constante du moment où vous allez accomplir une grande chose, et c’est ce qui fait que notre travail garde toute sa fraîcheur.
En plus, je n’ai jamais perdu mon enthousiasme d’enfant pour créer quelque chose d’attirant, de beau ou de terrifiant. Je valorise et cultive cet émerveillement; si mon travail devenait un jour machinal, je saurais que le moment serait venu d’arrêter.

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